MA, les fantômes de Saïgon – Galerie Dia Project – Vietnam

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MA, les fantômes de Saïgon

 

Ma ville n’existe plus.

Ma ville est nostalgie. Elle se nourrit de souvenirs enfuis.

Ma ville est pleine de fantômes. Visages qui me renvoient à mon passé, à celle qui me berçait doucement et qui me fut enlevée un soir d’hiver.

Ma ville avale les lieux. Elle les remplace à un rythme effréné. Elle abreuve mon sentiment de perte.

Ma ville avale les hommes. Ceux qui travaillaient torse et bras nus au cœur du District 1 et dont on ne veut plus.

Ma ville avale les femmes. Celles qui portaient l’áo dài dans les matins clairs et qui arborent désormais des talons hauts.

Les regards et les sourires d’antan se dérobent.

Les pagodes disparaissent derrière des immeubles, toujours plus hauts, toujours plus modernes.

Les escaliers coloniaux croupissent dans des bâtiments désuets et attendent leur dernier jour sous des couches de poussière.

Ma ville n’existe plus.

Alors chaque jour qui passe, je la contemple plus intensément. Je voudrais qu’elle s’ancre à jamais dans mon regard. Pour fixer dans mon cœur ce qui est voué à la destruction.

Car un jour, Saigon je le sais, tu disparaitras.

 

Frisson -  xúc động

 

C’est la partie de ton corps que je préfère. Mes doigts s’enroulent autour des petits cheveux noirs et fins du creux de ta nuque. J’aime cet endroit où la peau semble si fine et si douce. Je respire ton odeur. Un mélange de camphre et de riz sucré. Je voudrais m’y perdre. Je te le dis. Mais tu n’es qu’un souvenir et, de là où tu es, tu ne m’entends plus.

 

Amours – yêu 

Ce pays est plein d’amours incertaines. Je le vois dans les regards des femmes. Dans les bars, dans les rues, aux tables des terrasses elles sourient. Elles sourient aux hommes. Elles sourient pour se donner l’illusion d’un bonheur possible. Elles sourient pour ne pas parler, pour ne pas pleurer. Mais c’est la peur de la perte qui court dans leurs veines. Un mal hérité des temps anciens. Du temps des guerres et des abandons.

Ce pays est plein d’amours blessées. Baisers monnayés loin des cœurs. Baisers ardents de passions trop éphémères.

Ce pays est plein d’amours fantômes, sans consistance et sans avenir.

 

Prière - cầu nguyện

 

Dans l’ombre de la pagode il attend. Dehors c’est la cohue de la ville : tourbillon de couleurs et de bruits. Soleil tapant sur l’avenue.

Il attend que l’encens se consume. Trois fois il s’est penché. Ses lèvres ont murmuré les prières rituelles. Il pourrait repartir, retrouver le mouvement frénétique de Cholon. Mais il attend, tapis dans l’ombre que tout l’encens se consume. Il n’y a pas de limite à l’attente dans ce pays.

Le monde des ancêtres est poreux. Ceux d’en haut se manifestent dans les songes et dans les signes. Le bruit les éloigne parfois. Mais on dit qu’ils ne sont jamais loin.

Alors il préfère attendre dans l’ombre de la fumée qui fait parfois venir les larmes aux yeux. Il pense aux disparus. A cet enfant qu’il n’a pas vu grandir. A la mère dont le portrait en noir et blanc orne l’autel des ancêtres. A leur présence dans la nuit quand les chiens hurlent et que la ville se tait.

 

Solitude - sự cô độc

 

Le propriétaire n’a rien dit. Il voulait louer la maison alors il lui a fait un prix. Les voisines se sont tues.

Il y a eu une mort violente dans la maison. Elle le sait, elle le sent. L’esprit est là et depuis qu’elle habite ce lieu, ses nuits sont sans sommeil.

C’était un homme rongé de solitude. C’est étrange de mourir de solitude dans ce pays où l’on ne peut jamais être seul. Il s’est pendu, elle le sait. Elle l’a senti dès la première nuit.

Elle a peur. Le jour il se tait. Mais quand la nuit tombe, elle sent que l’air lui manque : le fantôme respire pour deux.

Il faudrait un lieu pour toutes les âmes perdues de Saigon : ceux qui sont morts sur les chantiers, ceux que la route a fauchés en plein vitesse, ceux qui qui se sont jetés d’un pont dans la rivière, ceux dont les os demeurent sans sépulture.

 

Abandon - bị bỏ rơi

 

Toute la nuit elle a pleuré. Il ne reviendra pas, elle le sait.

Il avait la peau claire de ceux que l’on admire et que l’on redoute. Elle aurait donné tout pour qu’il l’emmène avec lui, au-delà des mers.

Il l’a séduite un soir de folie, comme on les aime à Saigon. Un regard, un sourire. Des mots qui s’échangent avec maladresse parce qu’on est entre deux langues, entre deux cultures. Elle a cru pouvoir le garder. Mais ici les hommes peuvent disparaitre d’un jour à l’autre. Ils repartent au bout du monde lacérant et le cœur et la peau.

Demain, elle le sait, elle ne sera plus qu’un souvenir pour lui, un fantôme que l’on étreint la nuit. Un corps de soie que l’on regrette parfois. Un souffle qui doucement s’éteint dans les lueurs de l’aube.

 

Sensations - cảm giác

 

Lumière vive du matin.

Odeurs de brochettes grillées dans les vapeurs des rues à peine éveillées.

Lumières crues des éclairages au néon.

Couleurs vives des maisons, des cafés, des salons de coiffure.

Clameurs des vendeurs de rue, des motos et des bus lancés à travers la ville.

Ici tout s’offre à la vue car jamais rien ne sépare intérieur et extérieur.

Ici tout s’offre aux sens qui furent engourdis dans l’hiver des villes occidentales.

Ici tout renaît chaque matin chassant la mélancolie des nuits.

 

Modernité - hiện đại

 

L’air est doux sur la promenade.

Au pied des immeubles immenses défiant le ciel de toute leur modernité, il y a un homme.

Il est né il y a longtemps. C’était un autre siècle. Un siècle de guerres et de déchirures. Un siècle de tragédies que l’on veut oublier.

Perdu au pied des tours, lentement il se promène. Il sourit aux enfants, dans toute la fragilité de son vieil âge. Il ne reconnait plus sa ville. Les arbres sont trop droits. Les pavés rectilignes longent les berges nouvellement aménagées de la rivière Saigon.

Il sourit mais son esprit s’égare car il ne sait plus si c’est bien sa ville qui s’agite autour de lui. Un jour, il le sait, il rejoindra l’autre monde.

Et la mémoire de Saigon avec lui, doucement, s’éteindra.

 

 

Passé - quá khứ

 

Un jour tu reviendras. Je t’emmènerai errer dans la ville à la recherche de tes fantômes. Ils ne sont jamais loin.

Nous marcherons sur les traces de ton passé. L’école de ta grand-mère. L’hôpital où ton père est né.

Les gardiens nous laisseront entrer. Ils ont l’habitude des revenants. Ceux qui cherchent dans cette ville toute une mémoire enfouie. Ils ouvriront les grilles et ils te laisseront entrapercevoir un bout de ton histoire.

Tu prendras des photos pour pouvoir dire, tu vois j’y étais. Parce que depuis toujours tu portes en toi cette obsession du retour. Parce que ton histoire s’écrit entre deux pays.

Revenir et guérir les blessures.

Revenir et réparer le passé.

Revenir et apaiser les fantômes.

 

Départ - khởi hành

 

Il y a toujours une aube où il faut repartir. Une nuit sans sommeil à attendre l’heure des adieux et de la séparation.

Tu prendras le taxi qui longe les bords de rivière. Tu observeras une dernière fois les façades colorées des maisons et les hommes et les femmes installés sur les trottoirs. La douceur du matin. Tu réprimeras tes larmes même si l’arrachement est bien là, au creux de ta poitrine.

Au moment du départ, tu ne sauras plus très bien pourquoi il te faut rentrer et quitter cette ville à l’autre bout du monde où tu te sens chez toi.

Il y aura de l’amertume en toi. Tu feras le souhait de pouvoir revenir encore. Tu murmureras une prière en contemplant les dernières pagodes que tu croises sur ton chemin.

Oublie tes fantômes, oublie-les, te disent tes amis. Regarde la ville : elle change à une vitesse folle. C’est vers l’avenir qu’elle se tourne. Cesse de chercher ce passé qui n’existe plus. Oublie.

Tu les écouteras en souriant tristement car tu sais bien qu’à chaque départ, c’est un peu de ton âme que tu laisses dans cette ville-là.

 

Texte de Sarah Ducos